Une autocensure dictée par la peur


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Dans sa préface de La Ferme des animaux, George Orwell écrivait la phrase suivante : « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. » L’auteur britannique parlait en connaissance de cause. Il lui a fallu un an pour qu’un éditeur accepte de publier son allégorie agricole de l’hypocrisie et de la brutalité du communisme soviétique sous Staline, car à l’époque où il a écrit ce roman, l’URSS était un allié de premier plan de la Grande-Bretagne et des États-Unis dans la guerre contre Hitler. Ce n’est qu’en 1945, lorsque Staline est tombé en disgrâce aux yeux de l’Occident, que le livre a finalement été publié. Il s’agit d’un exemple classique d’autocensure, dans ce cas pratiquée par des éditeurs et non par des journalistes – six au total, y compris le célèbre poète T.S Eliot – qui ont décidé qu’il n’était pas dans leur intérêt de publier un livre révélant l’immoralité du système soviétique. De nos jours, grâce à internet, un auteur peut contourner ces obstacles en s’autoéditant pour un coût minime, mais les journalistes font encore souvent face à un dilemme qui a toujours existé dans leur profession : doivent-ils écrire la vérité et en subir les conséquences, ou garder le silence et préserver ainsi leur emploi et leurs perspectives de promotion ?

Les pressions subies par les journalistes dépassent parfois largement les seuls enjeux de la sécurité de leur emploi et de leurs perspectives de carrière. Une nouvelle enquête, menée pour le compte du Conseil de l’Europe sur près d’un millier de journalistes européens, brosse un tableau alarmant de la situation et rend compte d’un usage répandu de l’intimidation et de la menace. Plus de la moitié des journalistes interrogés déclarent qu’ils ont fait l’objet d’intimidation par les pouvoirs publics, et 40 % indiquent qu’ils ont subi des menaces de violence physique. La même proportion de journalistes révèlent avoir fait l’objet de dénigrement et de diffamation par des agents publics, tandis que 25 % disent avoir été rabaissés et humiliés par leur propre direction. Plus de 20 % des journalistes signalent par ailleurs qu’ils ont été arrêtés, ont fait l’objet d’enquêtes ou de poursuites, ou encore ont subi des menaces de poursuites par des services répressifs. Par conséquent, plus de 30 % des journalistes interrogés déclarent qu’ils ont tempéré leurs propos dans des reportages critiques ou relatifs à des sujets sensibles sur lesquels ils travaillaient, alors que 15 % disent avoir complètement abandonné ce genre d’articles. En outre, 20 % des personnes interrogées ont indiqué qu’elles adaptaient leurs articles pour qu’ils soient conformes aux intérêts politiques ou commerciaux de leur employeur.

Selon Aidan White, observateur chevronné de la liberté des médias, « lorsqu’un journaliste ou un rédacteur appuie une décision éditoriale concernant un article et son contenu sur une menace de représailles – qu’elle provienne de l’État, de la police, du propriétaire ou des annonceurs – il ne respecte en aucun cas les principes du bon journalisme ».

En Europe, on constate une grande disparité entre les différents pays en matière de liberté des médias. Selon le groupe de pression Reporters sans frontières, la Finlande est en tête du Classement mondial de la liberté de la presse 2016 établi par cette organisation, suivie par les Pays-Bas et la Norvège. À l’autre extrémité du classement, l’Azerbaïdjan atteint le 163e rang, dix places derrière la Turquie (151e) ; la Russie est quant à elle en 148e position. Ces six pays sont membres du Conseil de l’Europe, qui accorde une grande importance à la liberté des médias, la considérant comme un élément essentiel d’une démocratie en bonne santé.

Cependant, malgré le rang qu’elle occupe, la Finlande n’échappe pas à l’autocensure. Il y a quelques temps, un journaliste de presse finlandais a écrit une tribune dans laquelle il appelait ses compatriotes à faire preuve de tolérance à l’égard des immigrés. Cet article a déclenché une vague de réactions négatives de la part de groupes anti-immigrés, qui s’en sont pris à ce journaliste sur des forums en ligne. Il a déclaré que depuis cette expérience éprouvante, il ne traite plus les questions d’immigration. « Ce n’est pas agréable de se faire traîner dans la boue. De plus, j’ai eu peur pour mes enfants. Les messages qui m’étaient adressés m’ont fait comprendre que leurs auteurs connaissent l’identité de mes enfants. »


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L’enquête du Conseil de l’Europe laisse entrevoir une lueur d’espoir. En Europe occidentale et du sud-est, près de la moitié des journalistes qui ont subi des pressions abusives indiquent qu’à la suite de ces expériences, ils sont encore plus déterminés à ne pas tomber dans l’autocensure. L’un d’entre eux déclare que le harcèlement dont il a été victime l’a rendu « plus fort », et un autre ajoute que l’ingérence qu’il a subie l’a rendu « plus résolu à résister aux pressions ». Une troisième journaliste interrogée affirme avoir « appris à apprécier le fait de recevoir un nombre raisonnable de commentaires haineux, car ils sont la preuve de la pertinence de [ses] articles ».

Formulant des recommandations concernant la lutte contre l’autocensure, l’étude engage vivement les États à mener un examen indépendant de la législation et des pratiques relatives au terrorisme, à l’extrémisme, à la sécurité nationale et à la diffamation pour veiller à ce que les garanties permettant l’exercice du droit à la liberté d’expression soient solides et effectives. Elle les appelle en outre à mettre en œuvre la recommandation du Conseil de l’Europe sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes dans les domaines de la prévention, des poursuites et de la promotion de l’information, de l’éducation et de la sensibilisation concernant l’importance du journalisme indépendant pour la démocratie.

Heureusement, il y a toujours eu d’ardents défenseurs de la liberté des médias dans tous les pays, et l’on peut espérer qu’ils seront soutenus à la fois par des citoyens partageant leurs opinions et par des organisations internationales, comme le Conseil de l’Europe et Reporters sans frontières. Enfin, il n’est pas nécessaire d’être d’accord avec tous les courants d’opinion pour soutenir le principe général de liberté de la presse. La célèbre maxime attribuée à l’écrivain et philosophe français Voltaire est aussi vraie aujourd’hui que lorsqu’elle a été formulée pour la première fois au XVIIIe siècle : « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »